Assurer l’influence des milieux d’affaires français aux États-Unis au sortir de la guerre : Ernest Mercier et Philip Cortney, 1944-1955 (2024)

1Les réseaux d’affaires franco-américains sont anciens et vivaces, dans la guerre comme dans la paix. Le premier conflit mondial a eu pour conséquence de renforcer et d’institutionnaliser les liens entre ces réseaux au sein de la Chambre de commerce internationale – International Chamber of Commerce (CCI-ICC), fondée en 1919 à Atlantic City (New Jersey) sur une double initiative américaine et française. La CCI-ICC est elle-même l’aboutissem*nt de la phase de globalisation du tournant du xxesiècle et se place dans le prolongement d’une association internationale peu structurée, le Congrès international des chambres de commerce et des associations commerciales industrielles, fondé en 1906.

2Le vaste et généreux programme des réseaux d’hommes d’affaires, qui se présentent comme des Merchants of Peace, n’est pas pure rhétorique et affichage de bons sentiments [1]. À l’heure de la montée des tensions liées à la question du règlement des dettes interalliées, des réparations et de l’occupation de la Ruhr, les industriels et banquiers dirigeant la CCI-ICC se sont mobilisés. Imaginatifs, ils se montrent capables de déployer une diplomatie économique et financière efficace favorisant, au moins pour quelques années, le regain de croissance observé dans la seconde partie des années 1920 [2]. L’organisation n’a pas été en mesure de s’opposer aux replis nés des conséquences de la crise de 1929, mais elle n’a pas disparu [3]. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, ses activités se poursuivent depuis Stockholm, demeurée la capitale d’un pays neutre.

3La recomposition de la CCI-ICC dans l’après-Deuxième Guerre mondiale est marquée par l’incertitude de la situation internationale, le projet européen en gestation, la décolonisation et les rivalités entre les puissances. Quelques semaines après le «D-Day», les conférences économiques et financières interalliées se multiplient sur le sol américain: à Bretton Woods en juillet 1944, à Dumbarton Oaks fin août. Les hommes d’affaires suivent de près ces initiatives. Rien d’étonnant donc à ce que les présidents respectifs du chapitre américain de la ICC-CCI, de l’US Chamber of Commerce, de la National Association of Manufacturers et du National Foreign Trade Council invitent dès juillet les milieux d’affaires de nombreux autres États à participer à l’International Business Meeting organisée à Rye, à proximité de New York, du 10 au 18novembre 1944. L’objectif est d’y discuter des questions économiques fondamentales pour le rétablissem*nt des échanges internationaux. Le Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) que dirige Charles de Gaulle demande alors à une petite délégation conduite par Ernest Mercier de se rendre à l’invitation, tout en favorisant la renaissance de la principale organisation patronale française, la Confédération générale du patronat français (CGPF), dissoute par le régime de Vichy. Alexandre Parodi, ministre du Travail et de la Sécurité sociale, et Robert Lacoste, ministre de la Production industrielle, sont chargés de reconstituer un groupement patronal susceptible de leur fournir des interlocuteurs dans les entreprises. À bien des égards les deux après-guerres se ressemblent: dans les deux cas, les gouvernements incitent les patrons français à s’organiser et à répondre aux appels américains, celui d’Atlantic City en 1919, celui de Rye en 1944.

4À partir des archives d’Ernest Mercier [4], désormais accessibles en totalité, notre propos est d’ouvrir une fenêtre sur le rétablissem*nt d’un canal de communications et de collaboration entre patrons français et américains après la guerre. Ce rétablissem*nt passe à la fois par des organisations de type patronal, en particulier la Chambre de commerce internationale, et par une amitié transatlantique entre le nouveau président du comité français de la CCI et l’un de ses hom*ologues américains, Philip Cortney, ingénieur et homme d’affaires bien connu du Paris de l’entre-deux-guerres sous le nom de Philippe Cotnareanu.

5On s’attachera en premier lieu à la mission française de Rye vue par ses acteurs mêmes. Leurs témoignages permettent de saisir comment il est convenu de «formuler les règles du jeu» transatlantiques, pour reprendre le propos d’Ernest Mercier. Ce sont les règles souhaitées à la fois par la République française restaurée et par des hommes d’affaires. Ernest Mercier est l’exemple parfait du multi-positionnement d’un grand patron: délégué par son pays, représentant d’une organisation patronale importante, ingénieur et entrepreneur de premier plan, soucieux de saisir les opportunités techniques et économiques se présentant à lui. Dans un second temps, en s’appuyant sur sa correspondance avec Philip Cortney, nous verrons se dessiner un réseau d’influence et les outils d’un soft power qui pourrait contribuer, espéraient les deux hommes, à mieux faire comprendre outre-Atlantique les positions françaises, tant politiques qu’économiques, et y contrebalancer l’influence britannique.

6S’il est raisonnable dans les limites d’un article d’isoler quelques acteurs et leurs réseaux, on gardera à l’esprit la succession des événements, des projets et revirements de la décennie 1944-1955. Tous, peu ou prou, ont des répercussions sur la vie économique, financière, sociale et politique des nations, sur celle des entreprises et sur la perception du monde des décideurs économiques. On songe bien sûr à l’European Recovery Program et aux conditions mises par les États-Unis à l’utilisation de ses fonds, aux débuts de la Guerre froide, à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord, aux guerres d’Indochine puis de Corée, aux graves troubles en Afrique du Nord, à la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier (CECA), au projet européen qui prend forme et à ses ratés (la Communauté européenne de défense). Tous ces débats et ces événements ont des conséquences sur le monde des affaires, les investissem*nts, les échanges et la monnaie, l’accession aux marchés, etc. Les industriels et commerçants n’en ont pas tous la même conscience et ne sont pas tous concernés au même degré, mais des hommes comme Ernest Mercier et Philip Cortney ont constamment ces préoccupations à l’esprit.

7Souvent citée, la Conférence de Rye marque le point de départ, avant même la fin de la guerre, d’un «back to normalcy» que l’on espère rapide et associé au retour de la liberté des échanges. Installé à Paris depuis la fin d’août 1944, le GPRF vient à peine d’être reconnu par les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’URSS le 23octobre, et ses urgences sont nombreuses. Les archives consultées ne précisent pas ce qui a décidé le Gouvernement provisoire à envoyer une délégation française à Rye. Il est possible que l’attention du ministre de l’Économie, Pierre Mendès France, de retour de Bretton-Woods, ait été attirée, en Amérique ou en France, sur la conférence à venir. En tout état de cause, le nom du Ministre est mentionné et Ernest Mercier reçoit les instructions avant son départ de celui-ci, ainsi que de ses collègues des Finances et des Affaires étrangères; c’est aussi à Mendès France qu’il va personnellement rendre compte de sa mission dans les derniers jours de 1944. Aux yeux du Ministre, l’objectif majeur est de parvenir à une expansion de la production aussi large et rapide que possible, associée à une stricte politique monétaire [5]. Envoyer aux frais du gouvernement français, à l’automne 1944, une délégation de six personnes depuis la France est loin d’êtreaffaire simple: il faut obtenir les autorisations d’une longue chaîne d’instances politiques et militaires entre Washington, Londres et Paris, et trouver des places aller et retour dans les transports aériens ou maritimes. La mission est donc jugée importante à Paris.

8Dès 1943, après le débarquement allié en Sicile, mais longtemps encore avant que le sort des armes n’ait parlé clairement, les organisations patronales américaines se sont remobilisées dans la perspective de l’après-guerre et interrogent leurs membres [6]. L’invitation à Rye émane de ces entités aux intérêts plus ou moins convergents; lancée auprès de dizaines de pays, elle débouche sur 52 réponses positives, l’URSS envoyant des observateurs.

9Le choix de demander à Ernest Mercier (1878-1955) de conduire la délégation française est judicieux, semble-t-il. C’est un grand patron, bien connu de ses pairs en Europe et aux États-Unis, sans cependant être un capitaliste au sens premier du terme. C’est un manager, un modernisateur au fait des retards techniques de l’économie française qu’il n’a cessé de vouloir combler entre les deux guerres. Rappelons les principales étapes de sa biographie: ingénieur sorti de Polytechnique, spécialiste du Génie maritime puis passé par l’École supérieure d’électricité, il est associé au développement des entités de la Compagnie d’électricité Groupe Messine et à la création d’Alsthom. En 1923, il est appelé par Raymond Poincaré à présider la nouvelle Compagnie française des pétroles. Au terme de plusieurs années de négociations difficiles, il est parvenu à faire reconnaître les droits de la France sur une partie des pétroles de Mésopotamie et à obtenir, face aux Anglais et aux Américains, la part de la Turkish Petroleum Company autrefois dévolue à l’Allemagne. Industriel reconnu de l’électricité et du pétrole, il est aussi un homme politiquement engagé à droite. Il fonde en 1924 un mouvement, le Redressem*nt français, puis une revue éponyme. Leur perte d’influence entraîne leur dissolution en 1935. Le Redressem*nt français visait à une modernisation à la fois économique et politique du pays, fondée sur des valeurs d’élitisme et de compétence. Il prône l’adoption du modèle rationalisateur américain, facteur de prospérité. Mercier s’intéresse aussi à la politique étrangère, visite l’URSS dont il revient avec un ouvrage longuement commenté, et prône un rapprochement franco-soviétique. Pendant la guerre, éloigné du régime de Vichy, Ernest Mercier a été contraint d’abandonner plusieurs postes d’administrateur de société. Il échappe de peu à la déportation [7]. Le choix de cet entrepreneur par le GPRF peut rassurer les milieux patronaux et politiques anglo-saxons et français, bien qu’il y soit connu pour être aussi tenace que courtois et compétent.

10Mercier est secondé par René Fould (1875-1961), ingénieur centralien, sidérurgiste, qui occupe, entre autres fonctions, celles de président et d’administrateur de la Société des aciéries de Pompey. Il a eu avant la guerre une place prépondérante dans les organismes patronaux de la métallurgie. Écarté de la direction de Pompey en 1941, arrêté par la Gestapo en 1943, il retrouve officiellement son rôle patronal à l’automne 1944. Jean Martin, représentant de l’industrie textile, Maurice Hennessy, de la maison de Cognac du même nom, ainsi qu’un conseiller technique venu des Finances complètent la délégation [8]. Enfin, l’épouse d’Ernest Mercier, mentionnée comme secrétaire, est du voyage.

11Le compte rendu officiel de la conférence de Rye ainsi que les relations qui en ont été données de part et d’autre de l’Atlantique étant faciles d’accès, nous souhaitons présenter ici la relation écrite qu’en fait Ernest Mercier au gouvernement français, le 26décembre 1944 [9]. Il ne fait guère de doute qu’elle a été accompagnée d’entretiens directs plus précis, entre Mercier et Pierre Mendès France notamment.

12Parmi les cinquante-deux nations qui ont répondu à l’invitation, les délégations les plus importantes sont celles des États-Unis et de la Grande-Bretagne, seuls ces deux pays ayant été en mesure de pourvoir toutes les places octroyées à chacun des pays invités (six délégués, six conseillers techniques et six secrétaires). Mercier souligne que les autres délégations sont plus restreintes ou ne comportent que des représentants locaux, comme celle de la Belgique. La délégation française fait donc exception. Cependant son arrivée à New York a été retardée par des difficultés administratives et météorologiques, peut-être aussi par une certaine lenteur britannique à permettre le départ de la délégation depuis l’Écosse. Mercier évoque l’absence de l’officier traitant. La délégation n’arrive aux États-Unis que le 14novembre, soit alors que la conférence était à mi-parcours, ce qui a des conséquences sur le programme que Mercier entendait défendre.

13Mercier fait remarquer pour commencer que l’ordre du jour adopté reflète visiblement les priorités des organisateurs de la conférence, à savoir:

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  • 1.Private Enterprise
  • 2.Commercial Policy of Nations
  • 3.Currency Relations among Nations
  • 4.Encouragement and Protection of Investments
  • 5.Raw Materials and Foodstuff
  • 6.Industrialization in New Areas
  • 7.Transportation and Communications
  • 8.Cartels

15La délégation française s’est vu attribuer la présidence de la deuxième section; en attendant que celle-ci arrive, c’est le président de la délégation belge, Bernheim, qui l’a assurée. Mercier ne manque pas de relever qu’en raison des effectifs présents, les fonctions de secrétaire et de rapporteur général des différentes sections sont presque toutes occupées par les conseillers techniques américains et les Anglais, fort bien préparés, appartenant aux personnels permanents des sections américaine et anglaise de la CCI-ICC. Dans l’attente de l’arrivée des Français, Pierre Vasseur, le secrétaire général de la Chambre de commerce internationale, était parvenu à enrôler quatre membres actifs de la colonie française. Ainsi les représentants français peuvent-ils se répartir entre les huit sections, le délégué des Finances faisant le lien entre celles-ci.

16Forte des instructions générales des ministres de l’Économie nationale, des Affaires étrangères et des Finances, la délégation française s’était constituée dans la hâte une documentation qui a, de fait, peu servi. Les thèmes qu’auraient voulu porter les Français concernaient l’organisation méthodique des rapports entre les entreprises privées et l’État, la question du Planning dans la vie économique, l’organisation rationnelle des cartels. Ils sortaient visiblement du cadre désiré par les organisateurs de la conférence et il était trop tard pour les y introduire, souligne Mercier. La capacité d’initiative de la Délégation française s’est donc trouvée limitée du fait de son arrivée tardive. Au mieux peut-elle introduire dans les conclusions les réserves envisagées à Paris d’accord avec le gouvernement. Elles furent écoutées avec sympathie par les délégations américaine, belge, hollandaise, luxembourgeoise. On notera que la délégation britannique n’est pas mentionnée dans cette énumération. Mercier insiste sur l’ouverture apparente des délégués des États-Unis au point de vue français et les progrès considérables accomplis sur la voie d’une meilleure compréhension mutuelle, concluant que:

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Les dirigeants de l’économie libre américaine se sont certainement élevés à une intelligence des problèmes internationaux et des difficultés particulières auxquelles doivent faire face les diverses Nations du Monde, et plus spécialement la France, infiniment plus clairvoyante et constructive que ce n’était le cas en 1919, après la Première Guerre mondiale.[…] L’International Business Conference doit ainsi être considérée comme une sorte de prologue, une utile préface [10].

18La conférence fut l’occasion pour Mercier de renouer avec ses contacts outre-Atlantique [11]. Il est reçu par Dean Acheson, alors sous-secrétaire du Département d’État. À cette date, le gouvernement américain dirige presque toutes les industries aux États-Unis. Mercier se renseigne auprès des industriels qui peuplaient l’administration sur les industries électriques et des pétroles qu’il connaissait bien, sur les constructions navales et le problème de la main-d’œuvre. Sans s’avancer sur les solutions à retenir. Mercier établit une liste de questions détaillées dont les réponses pourraient servir de guides aux responsables français.

19De retour à Paris, le chef de la délégation répond à l’invitation du président du Comité d’action économique et douanière (CAED), une association libérale et pro-européenne. Comme on le sait, Jacques Lacour-Gayet (1883-1953) est très impliqué dans les syndicats patronaux depuis les années 1920 [12]. À lire la communication de Mercier, on est un peu étonné du ton badin employé et de la façon dont il s’étend sur ses souvenirs touristiques avant qu’il n’aborde, de manière la plus pédagogique qui soit, le sujet de sa visite américaine. Comme s’il se prêtait à un compte rendu de courtoisie, sans plus. Le problème dit-il, est de déterminer quelles doivent être, dans une économie libre, les relations logiques entre un État, un gouvernement et l’industrie libre de cet État. Comme il était trop tôt à Rye pour formuler aussi clairement la question, il s’est contenté d’introduire «une certaine élasticité» dans le texte. Il mentionne qu’en aparté de la conférence, des réunions privées ont rassemblé les représentants de la Belgique, du Luxembourg et des Pays-Bas. Le sentiment unanime était qu’on ne pouvait envisager une Europe forte sans la constitution d’une sorte de fédération occidentale étroitement associée à l’Angleterre et aux États-Unis et, ajoute-t-il, vivant en bonne amitié avec la Russie [13].

20Les débats et résolutions de Rye ont encouru des critiques aux États-Unis, tant parmi les éléments très conservateurs du Parti républicain que chez les démocrates. La Conférence s’était montrée extrêmement favorable aux principes de la liberté d’entreprendre et à la non-ingérence systématique de l’État dans les affaires. Cependant, la quasi-unanimité des délégations, à l’exception de celle des États-Unis, est d’avis que, dans la complication du monde moderne et compte tenu des conditions nouvelles introduites par la production de masse, il est pratiquement impossible à cette heure d’envisager qu’un État moderne pût s’abstenir de toute intervention dans le domaine de la production et de la distribution de biens. La délégation américaine demanda en conséquence que soit annexé aux résolutions adoptées par la conférence un texte rappelant son attachement absolu à la totale liberté des échanges. Mercier ne manque pas de relever qu’en dépit de ce qu’il appelle «l’extrême opportunisme du président de la délégation anglaise, M. Guinness», ce dernier ne s’est pas aligné sur la position américaine [14]. L’addendum américain auPrivate Enterprise Section Report du 16novembre est un plaidoyer en faveur de l’entreprise privée par rapport à l’entreprise publique, de la libre entreprise vis-à-vis de l’entreprise contrôlée, pour la compétition entre entreprises et contre l’entreprise monopolistique.

21Dès Rye, le vif agacement d’Ernest Mercier à l’égard de la délégation britannique et de ses positions est patent. Il perdure dans la décennie suivante. La délégation britannique était arrivée en Amérique munie d’une brochure produite par le comité britannique de la CCI et intitulée World Trade qui prônait l’abaissem*nt des barrières douanières, la suppression des contingentements, l’abolition du contrôle des changes [15]. Elle avait beaucoup influencé les débats, selon Mercier. À l’inverse, la délégation française avait préparé plusieurs notes qu’elle n’eut pas l’occasion de développer à Rye, comme nous l’avons vu. Celles-ci reflétaient à la fois le mandat donné par le GPRF et les conceptions d’hommes d’affaires patriotes, défenseurs de la libre entreprise autant que faire se pouvait dans les circonstances qui prévalaient à l’époque. La note intitulée Le Commerce international après la guerre se voulait une réponse à World Trade[16]. Ses rédacteurs avaient en tête la Grande Guerre et son issue dont ils avaient été les témoins, ainsi que la crise des années 1930. Elle appelait à «l’esprit nécessaire», c’est-à-dire pour Mercier à la nécessité absolue de conjuguer les intérêts nationaux des nations. Il rappelait l’immensité des besoins de la France alors qu’elle n’avait encore quasiment rien à vendre.

22Un second texte, Maintenance of Private Industries, explicite la position des délégués français à l’égard des nationalisations, inscrites dans le programme du GPRF, d’un nombre important d’industries ou d’organismes financiers. Mercier lui-même se trouve directement concerné par les projets [17]. La position des Français ne peut cependant être que celle-ci: avant d’être des industriels ou des businessmen, ils sont avant tout des Français et, dans ces conditions, ils n’ont pas à discuter les plans du gouvernement, mais à lui obéir en faisant en sorte que le résultat soit le plus bénéfique possible pour la population. Nous pensons, ajoute-t-il «que le gouvernement français possède des raisons, soit psychologiques, soit politiques, pour agir comme il le fait, et ces raisons nous n’avons pas à les apprécier». Cela dit, entre businessmen libres, poursuit-il, on peut reconnaître que les délégués français ne sont pas favorables à la nationalisation des entreprises. Aussi, la note recommande-t-elle que, dans une telle hypothèse, les opérations de nationalisation soient réalisées sans altérer le caractère des industries intéressées, sans transformer leur personnel en fonctionnaires et en laissant la direction assumer les responsabilités et les risques. Il conclut qu’il y a bien des manières de concilier ces diverses conditions, en apparence contradictoires, au sein d’un planisme quinquennal «souple et adaptatif», pour reprendre ses termes [18].

23La CCI-ICC avait poursuivi ses activités en matière d’arbitrage pendant les années de conflit [19]. Pierre Vasseur, son secrétaire général, parvint tant bien que mal à maintenir le siège à Paris, à communiquer depuis la France et même à se rendre à Stockholm auprès de son président, Sigfried Edström [20]. Peu après le début de la guerre, le congrès de la Chambre, réuni en novembre 1939 à Copenhague, avait confié à l’industriel suédois des pouvoirs discrétionnaires. À Rye, Edström avait demandé à être déchargé de ses fonctions. Le temps était venu de refonder la CCI.

24Un autre aspect très positif du voyage de 1944 pour la délégation française fut la décision de maintenir le siège de la CCI-ICC à Paris. C’est à cette organisation internationale d’hommes d’affaires qu’il revient d’étudier la création de tous les organismes internationaux dont la conférence de Rye avait préconisé la réalisation. Il est donc essentiel pour la France qu’un effort énergique soit entrepris pour que le comité français d’une part, le bureau de la CCI d’autre part, disposent de tous les moyens d’accomplir leur tâche avec la participation aussi active et efficace que possible des représentants des intérêts français. Ernest Mercier va s’y employer, non sans mal.

25Refonder la CCI-ICC n’était pas un objectif de la Conférence de Rye; ce n’était pas moins un enjeu important de cette rencontre pour les délégations américaine, britannique, suédoise et française. Un conseil restreint s’était tenu le 17novembre, en marge de la réunion. En l’absence des sections allemande, hongroise et japonaise, suspendues en tant qu’émanations de pays vaincus, les Américains et les Britanniques s’entendent alors pour élire à la tête de l’organisation Winthrop W. Aldrich (1885-1974), président et directeur de la Chase National Bank depuis 1930, un puissant financier donc, proche du Royaume-Uni de surcroît, pays où le Conseil prévoyait de se réunir en 1945 [21]. Le programme est chargé: amender et revoir les textes constitutionnels de la CCI-ICC, préparer un nouveau congrès, envisager la manière dont le travail de la CCI-ICC pouvait être corrélé aux propositions de Dumbarton Oaks qui posaient les bases de la future Organisation des Nations unies et de son Conseil économique et social, et examiner la façon dont ces bases pouvaient évoluer lors de la future conférence de San Francisco en mai-juin 1945, à l’issue de laquelle devait être signée la Charte de l’ONU.

26Un Council Meeting de la CCI se tient donc à Londres les 16 et 17août 1945. Les Français sont les plus nombreux à s’y rendre, si l’on ajoute aux membres du Comité national français ceux du Comité de l’Indochine française. Parmi les douze membres du chapitre français, on retrouve Ernest Mercier et René Fould, déjà présents à Rye, auxquels se sont joints Henri de Peyerimhoff, permanent influent de l’organisation patronale et spécialiste du secteur minier, le banquier André Poupart de Neuflize, ainsi que deux membres importants du CAED, Jacques Lacourt-Gayet et Daniel Serruys, ce dernier grand connaisseur s’il en est des arcanes du commerce international. Trois acteurs incontournables représentent l’Indochine: Edmond Giscard d’Estaing, Luc Durand-Reville et Paul Blanchard de la Brosse. Leur présence ainsi que celle des deux piliers précités du CAED soulignent combien les questions de la construction européenne et la question coloniale priment désormais pour une partie notable des patrons français siégeant dans les diverses instances et commissions de la CCI-ICC. La délégation britannique fait elle aussi le plein ainsi que la délégation américaine. Cette dernière est présidée par Philip D. Reed (1899-1989) dont le rôle est fondamental durant ces années. Successeur en 1937 d’Owen D. Young à la tête de General Electric, il avait été envoyé à Londres en juillet 1942 par l’administration américaine et devenait en 1943 président de la United States Mission for Economic Affairs avec rang de ministre. En février 1945, il prenait la tête du US Associates of the International Chamber of Commerce, le chapitre américain réorganisé de la CCI-ICC. Il symbolise l’imbrication du monde politique, de celui des affaires et de la diplomatie.

27La réunion de Londres revient sur les textes adoptés à Rye. C’est l’occasion pour Ernest Mercier de faire valoir les positions qu’il n’avait pu expliciter en 1944. Les thèmes abordés ou ceux qui devaient l’être à l’avenir par la Chambre montrent l’ambition à cette date de l’organisation internationale des hommes d’affaires [22]. Le thème fixé pour le congrès mondial de la CCI-ICC à Montreux en 1947 en témoigne: Economic expansion and stabilisation. Dès 1946, l’organisation obtenait le statut «A», le plus élevé, auprès du Conseil économique et social de l’ONU.

28On peut donc estimer que l’œuvre accomplie par la mission française de Rye fut positive. La place de la France et de ses patrons dans l’organisation internationale est maintenue. Son chef, Ernest Mercier, est devenu le vice-président de la CCI-ICC, prenant de facto puis officiellement la présidence du comité français en 1944, poste qu’il cède en 1949 à Edmond Giscard d’Estaing. La tâche a été lourde tant à l’intérieur du pays, à l’égard des patrons français du commerce et de l’industrie en train de se réorganiser au sein du CNPF, qu’à l’extérieur, vis-à-vis des autres comités nationaux, le britannique en particulier. De plus, il a fallu contrer l’intervention jugée intempestive des gouvernements en matière de commerce mondial. On songe en particulier à l’initiative du Département d’État fin 1945 proposant une Charte du commerce. Elle avait surpris Mercier qui s’accommodait fort mal de ce qu’il jugeait être les revirements britanniques et américains sur le libre-échange. En 1948, il considère, à juste titre, que la Charte de LaHavane n’est pas un document bien nocif parce qu’il n’a aucune chance d’être appliqué dans un avenir proche [23].

29Le financier Sir Arthur Guinness, du chapitre britannique de la CCI, succède en 1947 à Aldricht à la tête de l’organisation internationale. Il importait pour Mercier de contrer autant que possible l’influence britannique en son sein. Dans ce triangle France-Royaume-Uni-États-Unis, il peut compter sur une amitié américaine nouée de longue date, celle de Philip Cortney. La correspondance conservée témoigne de liens d’amitié et de confiance profonds entre les deux hommes, qui partagent des valeurs politiques et économiques et la certitude qu’il convient d’encourager et d’entretenir la sympathie des milieux économiques à l’égard de la France.

30Né en 1895 dans une famille aisée de Bucarest, Philippe Cotnareanu et son frère reçoivent une éducation française. Léon, l’aîné, officier de cavalerie formé à Saumur, s’engage dans l’armée française pendant la Grande Guerre. Le cadet, Philippe, est un ingénieur formé à Nancy et sert pareillement dans l’armée française à partir de 1916 [24]. Après la guerre, il se lance dans l’industrie de l’équipement électrique à Paris, puis entame une carrière internationale dans les affaires et la finance entre la France et la Belgique. Il rejoint en 1931 la Banque transatlantique, banque associée, depuis sa fondation par Eugène Pereire, au financement de grands projets industriels et urbains. Du fait de leur formation et de leurs activités, on peut sans peine imaginer les nombreuses occasions de rencontre offertes à Philippe Cotnareanu et Ernest Mercier. Les deux hommes partagent une même volonté de réforme et de rationalisation. Philippe Cotnareanu livre en 1938 à X-Crise, cercle de réflexion intellectuel et technocratique proche du Redressem*nt français, un long article sur les perspectives économiques américaines.

31Si le nom de Cotnareanu est bien connu dans la France et surtout dans le Paris de l’entre-deux-guerres, c’est cependant moins du fait de Philippe que de son frère, Léon, devenu consul de Roumanie à Paris, Nice et Monte-Carlo. Ce dernier a épousé en 1928, Yvonne Le Baron, récemment divorcée du parfumeur François Coty, et le couple se trouvait au centre du Tout-Paris et de la saga des intérêts Coty. Yvonne Cotnareanu, qui conservait d’importants intérêts dans la firme du parfumeur, devient la principale actionnaire du Figaro. Avant même de s’établir définitivement aux États-Unis en 1940, les frères Cotnareanu et leurs familles séjournaient régulièrement outre-Atlantique [25]. Philippe était le responsable de la branche américaine de la maison Coty et l’un des acteurs de la vie mondaine new-yorkaise [26]. Au sortir de la guerre, il préside l’ensemble de la compagnie et relance avec un grand succès la marque Coty [27]. Il est aussi devenu Philip Cortney [28]. Dans ses longues lettres à Ernest Mercier il s’exprime uniquement en anglais, seule la formule finale, manuscrite, est en français. Il est devenu un homme d’affaires américain et on le perçoit comme tel. Pendant les années de guerre le ralentissem*nt des activités l’a conduit à s’inscrire à l’Université de Columbia où il a entrepris une formation en sciences politiques, droit international et économie monétaire. Il se montre un ardent défenseur du Gold Standard, un partisan de la libre convertibilité et un critique de Keynes [29]. Il devient membre de l’American Economic Association et de la Royal Economic Society.

32Demeuré très francophile néanmoins, Philip Cortney n’eut de cesse d’améliorer les rapports entre les États-Unis et la France et d’étendre l’influence française. Il imagine fonder une institution semblable à l’English Speaking Union fondée en 1918, qui faisait selon lui un très beau travail pour promouvoir une meilleure compréhension entre l’Angleterre et les États-Unis. Il est à l’origine de The Marquis de Lafayette Fellowship Foundation pour aider les étudiants français à étudier et à voyager aux États-Unis [30]. Sensible sans doute, comme nombre de ses contemporains, aux distinctions honorifiques, il formait le projet d’organiser pour le 150e anniversaire de l’Ordre de la Légion d’honneur une importante manifestation à l’automne 1954. Avec l’aide d’Ernest Mercier, il obtient la venue aux États-Unis du général Catroux, grand Chancelier de l’Ordre et figure majeure de la France libre s’il en est. La date cependant tombe mal. La France vient de dire définitivement non à la Communauté Européenne de Défense. Le Département d’État, le Congrès américain et le public en général sont particulièrement irrités, moins d’ailleurs par la décision elle-même que par les trois années qu’il a fallu pour la prendre [31]. La réception, qui a finalement lieu le 15novembre 1954, rassemble près de 2000personnes. George A. Sloan, le nouveau président de la Société américaine de la Légion d’honneur, un industriel influent, membre dirigeant des organisations patronales américaines et du chapitre américain de la CCI, est une autre personnalité de marque présente à la manifestation. Francophile, Sloan prend la plume pour défendre la France. Dans un article intitulé «In Defense of the French» paru dans le New York Herald Tribune du 28décembre 1952, il justifie la politique française en Afrique du Nord, évoquant la Tunisie et le Maroc mais omettant de mentionner l’Algérie. Quelques jours auparavant, des manifestations antifrançaises avaient fait de nombreuses victimes à Casablanca. L’article est une défense et illustration des bienfaits de la présence française dans ces deux protectorats. De manière implicite, l’article pointe la menace communiste, affirmant que les bases aériennes récemment construites au Maroc sont vitales pour l’OTAN et que la Tunisie joue un rôle indispensable au sein du système de défense en Méditerranée.

33Les années 1953-1954 apparaissent cruciales pour l’avenir de la CCI-ICC qui cherche à retrouver son influence des années 1920. La lutte d’influence franco-britannique, manifeste à Rye, se poursuit. L’élection du chef de l’organisation est l’objet de savants calculs politiques et économiques. Au Britannique Arthur Guinness avaient succédé, de 1949 à 1951, l’Américain Philip D. Reed, puis le Suédois Rolf von Heidenstam. On peut escompter en 1953 la désignation d’un Américain et Philip Cortney et Ernest Mercier veulent que le choix se porte sur George A. Sloan: non seulement ce dernier défend la France mais il n’est pas protectionniste à l’heure où son pays le redevient. Or, par suite de maladresses variées et sans doute d’autres facteurs, c’est le financier et homme politique belge, Camille Gutt (1884-1971) qui est élu. Cortney, membre dirigeant du chapitre américain, et Mercier se remettent donc en campagne en vue du Congrès de Tokyo de 1955.

34La candidature de Sloan est clivante, tant au sein des instances américaines de la CCI-ICC que dans les comités nationaux [32]. George A. Sloan est un défenseur acharné du libre-échange; à la tête de l’U.S. Council of the ICC jusqu’à la fin 1952, son slogan était «two-way trade not one-way aid» [33]. Il entendait favoriser les importations des pays amis vers les États-Unis afin de continuer à renforcer les économies de ces pays. Or, l’Amérique montre de nouvelles tendances protectionnistes et la désignation de Sloan, un homme courageux, n’hésitant pas à s’exprimer publiquement, à se battre pour une cause, peut la gêner [34]. Philip Cortney manifeste lui-même son profond désaccord face au regain protectionniste au sein de la National Association of Manufacturers (NAM) dont il est l’un des directeurs. En 1953, il démissionne avec éclat de sa direction. Avec Sloan et Mercier, il partage la même analyse: il est nécessaire, tant pour les États-Unis que pour les pays européens, de développer au maximum leurs exportations vers les pays du groupe dollar plutôt que d’adopter des politiques de réduction des échanges de part et d’autre [35]. C’est, selon eux, la seule méthode pour réduire le dollar gap, c’est-à-dire la pénurie de dollars en Europe et leur accumulation aux États-Unis.

35Un autre candidat commence à faire campagne pour l’élection de 1955, Edmond Giscard d’Estaing. Le Français est très désireux de devenir le président de la CCI-ICC. Cortney et Mercier estiment qu’il y serait probablement à sa place mais, en l’état des choses, la position des États-Unis en matière de libéralisation des échanges est un facteur crucial. Bref, cette candidature peut attendre, et ses adversaires n’hésitent pas à évoquer le manque de prestige des Français en Asie pour la disqualifier. Le choix de Tokyo comme lieu du congrès fait aussi débat. C’est le premier à se dérouler en Asie, chez un ancien ennemi, à mettre l’accent sur le développement économique de la région avec l’objectif explicite de contrer l’extension du communisme et aussi, peut-être, de faire contrepoids au mouvement des non-alignés qui se dessinait avant de s’exprimer pleinement à Bandung en avril 1955.

36La sélection de la capitale nippone est qualifiée de «ill-advised propaganda» par le comité britannique [36]. Celui-ci adopte d’ailleurs à l’égard des instances dirigeantes de la CCI-ICC une attitude de rétorsion que Cortney n’hésite pas à révéler à Mercier en lui adressant la copie de sa correspondance confidentielle avec ses hom*ologues britanniques. La lettre du 20septembre 1954 de Lincoln Steel, président du comité britannique de la CCI et directeur de l’Imperial Chemical Industries, à Cortney mentionne la forte opposition suscitée dans les rangs britanniques par l’augmentation de la contribution britannique au budget de la CCI. Elle est passée de 30 à 40000$ du fait du coût du long voyage préparatoire prévu en Asie pour susciter des comités nationaux là où ils n’existent pas encore [37]. Les Britanniques vont même jusqu’à remettre en cause leur participation au congrès de 1955. Il est probable que la mauvaise volonté financière britannique découle de plusieurs oppositions politiques et économiques à ce choix de l’Asie qui a les faveurs des Français. Elle peut aussi apparaître comme un moyen de pression pour favoriser la candidature au poste de président d’un homme soutenu à la fois par les comités américain et britannique de la CCI. Les noms de Sloan et surtout de son collègue Warren Lee Pierson sont les plus cités [38].

37Finalement, Sloan prévalut. Mais il décède brutalement avant son arrivée à Tokyo, de même qu’Ernest Mercier. Pierson est alors élu à la tête de l’organisation. Les Britanniques ne boudent finalement pas Tokyo mais ils y sont moins nombreux que les Français. En 1957, Cortney devient président du chapitre américain de la Chambre internationale et c’est au tour d’Edmond Giscard d’Estaing de devenir président de la CCI-ICC. C’est un représentant du patronat colonial depuis les années 1930, président entre autres de la Société financière française et coloniale, membre de longue date des instances dirigeantes des comités indochinois puis français de la Chambre de commerce internationale. C’est aussi un partisan de la construction européenne, influent au sein du CAED [39].

38À leur échelle, dans les réseaux noués lors des années 1920, Ernest Mercier et Philip Cortney ont cherché à faire prévaloir ce qu’ils imaginent être les intérêts économiques et moraux de leur pays de naissance ou d’adoption. Dans l’après-Seconde Guerre mondiale, il leur importe avant tout que les maux engendrés par un mauvais règlement de la paix ne se reproduisent comme après la Grande Guerre. Ils pensent que les organisations patronales, en particulier la Chambre de commerce internationale, peuvent faire prévaloir des intérêts mutuels bien compris. Dans leur correspondance, la Guerre froide comme la menace communiste ne sont jamais évoquées. Ce qui retient leur attention c’est le triangle Londres – Paris – Washington. Les réseaux qu’ils mobilisent sont ceux qui prévalaient avant la guerre, ceux des grandes entreprises et de leurs patrons, des ingénieurs ou des financiers agissant souvent de concert avec leur gouvernement pour conduire des missions de diplomatie parallèle. Ils s’inquiètent, non sans raison, des missions confiées aux instances économiques et financières de l’ONU qui risquent d’affaiblir à terme la CCI-ICC. Cependant, tout comme dans les années trente ces hommes d’affaires diplomates restent peu audibles de la masse de leurs mandants.

39Au sortir du conflit mondial, les patrons français, tout comme les patrons américains, sont en effet divisés sur les conséquences du libre-échange; ils se montrent souvent critiques à l’encontre des organisations nationales et internationales censées les représenter. Ils vont peu ou prou apprendre à se connaître au travers de missions de productivité approfondies [40]. Le CNPF publie entre 1952 et 1957 un magazine intitulé France Actuelle, Weekly on Modern France and Union Française à travers lequel on discerne toute l’influence du patronat colonial. La publication cesse au moment où le Traité de Rome est signé, ce qui n’est sans doute pas un hasard. C’est désormais vers les capitales européennes de Bruxelles, Luxembourg, Strasbourg, que se recomposent les organisations patronales nationales et internationales.

  • [1]

    Ouvrage pro domo de George L. Ridegway, Merchants of Peace: The History of the International Chamber of Commerce, Boston, Little Brown and Co., 1959.

  • [2]

    Clotilde Druelle-Korn, «The Great War: Matrix of the International Chamber of Commerce, a Fortunate Business League of Nations», in Andrew Smith, Simon Mollan et Kevin D. Tennent, The Impact of the First World War on International Business, Londres, Routledge, 2017, p.103-119.

  • [3]

    Monika Rosengarten, Die Internationale Handelskammer. Wirtschaftspolitische Empfehlungen in der Zeit der Weltwirtschaftskrise 1929-1939, Berlin, Duncker und Humblot Verlag, 2001.

  • [4]

    Archives nationales du monde du travail, Roubaix (ci-après: ANMT), Fonds Ernest Mercier, 98AQ. Ce dernier est peu volumineux au vu de l’importance des activités et de la carrière d’Ernest Mercier. La cote 98AQ/6, particulièrement exploitée pour cet article, est cependant riche d’informations sur la période 1944-1955. Il paraît évident qu’il ne s’agit que d’une petite partie de la correspondance d’Ernest Mercier et aussi qu’on a fait le choix, que nous jugeons révélateur, de conserver les correspondances avec Philip Cortney.

  • [5]

    Éric Roussel, Pierre Mendès France, Paris, Gallimard, 2007, p.159sq. Sur les débats concernant les politiques économique et financière de cette période: Michel Margairaz, L’État, les finances et l’économie. Histoire d’une conversion. 1932-1952, Paris, CHEFF, 1991, en particulier vol.2, chapitres xxi à xxiii.

  • [6]

    Notamment ANMT, 98AQ/6, note de 16 pages, février 1944: elle rassemble les conclusions tirées des questions/réponses recueillies auprès des chambres de commerce des États-Unis. Les collections de la Hagley Museum and Library (Delaware)contiennent de riches archives sur la recomposition des organisations patronales américaines au sortir de la Deuxième Guerre mondiale: US Chamber of Commerce, Accession Number 1993.230; National Association of Manufacturers, Accession Number 1411; Philip D. Reed Papers (1899-1989), Accession Number 1984.

  • [7]

    Sur Ernest Mercier: les notices «Ernest Mercier» et «Redressem*nt français», in Jean-Claude Daumas (dir.), Dictionnaire historique des patrons français, Paris, Flammarion, 2010; la courte biographie de Richard F. Kuisel, Ernest Mercier, French Technocrat, University of California Press, 1967, et le pénétrant compte rendu qu’en fait Jean Bouvier in Annales. Économie, sociétés, civilisations, no24/2, 1969, p.409-503.

  • [8]

    Ce conseiller, M. de La Taille, est en février 1945 le directeur des Relations économiques extérieures au ministère des Finances. Nous ignorons s’il occupe déjà cette fonction lors de sa mission aux États-Unis.

  • [9]

    ANMT, 98 AQ/6, Compte rendu sommaire de la délégation française, 26 décembre 1944, 16p. Pour le compte rendu officiel de la conférence et les relations qui en ont été faites aux États-Unis: Final Reports of the International Business Conference: Private Enterprise, Raw Materials and Foodstuffs, Encouragement and Protection of Investments, Industrialization in New Areas, Currency Relations among nations, Transportation and Communications, Cartels, Commercial Policy of Nation. Roster of Attendance, Westchester Country Club, Rye, New York, November 10-18, 1944, International Business Conference 1945, 64p.

  • [10]

    ANMT, 98 AQ/6, Compte rendu sommaire de la délégation française, 26 décembre 1944, p.9.

  • [11]

    Ibid., Mémorandum établi à la suite des conversations poursuivies à l’occasion de la conférence,8p.

  • [12]

    Travaux notamment de Laurence Badel et en particulier, Un milieu libéral et européen: Legrand commerce français 1925-1948, Paris, CHEFF, 1999.

  • [13]

    ANMT, 98AQ/6, CAED, exposé de M. Ernest Mercier, 20p.

  • [14]

    Ibid., Compte rendu, p.13.

  • [15]

    World Trade: Report to the British National Committee by a Sub-Committee on post-War International Trade with a supplement on the Post-War Prospects, Possibilities and Limitations of the Export Trade of the United Kingdom, International Chamber of Commerce, Londres, 1944 et la présentation qui en est faite par A.R. Guinness, «International Trade and the Making of Peace», in International Affairs (Royal Institute of International Affairs), vol.20, no 4, 1944, p.495-508.

  • [16]

    ANMT, 98AQ/6, note du 29 octobre 1944, 9p.

  • [17]

    Le Groupe d’électricité Messine dirigé par Mercier est nationalisé au 1er juin 1946 dans Électricité de France. Mercier poursuit ses contacts et ses travaux avec l’entreprise nationalisée.

  • [18]

    ANMT, 98AQ/6, note du 29 octobre 1944, 12p.

  • [19]

    Sigvard Jarvin, «La cour d’arbitrage de la Chambre de Commerce Internationale pendant la Seconde Guerre mondiale», in Laurent Lévy et Yves Derains (dir.) Liber Amicorum en l’honneur de Serge Lazareff, Paris, Pedone, 2011, p.331-347.

  • [20]

    Johannes Sigfrid Edström (1870-1964) est un important industriel suédois. Ingénieur de formation, il préside et développe la puissante entreprise d’électricité ASEA (Allmänna Svenska Elektriska Aktiebolaget) de 1903 à 1939. Il est un membre de plusieurs organisations patronales ainsi que de la Sweden-America Foundation. C’est par ailleurs un sportif accompli, très investi dans le mouvement olympique international.

  • [21]

    Winthrop W. Aldrich devient ambassadeur des États-Unis au Royaume-Uni sous l’administration Eisenhower de 1953 à 1957.

  • [22]

    Parmi ces thèmes: l’entreprise privée, sa signification et ses objectifs, les problèmes de l’immédiate reconstruction, les problèmes de reconversion, la question des dettes gouvernementales, les codes des bonnes pratiques et l’éthique des affaires, la question des monopoles et cartels, la protection des investissem*nts et de l’industrialisation dans les nouvelles régions, etc.

  • [23]

    Comités nationaux français, de l’Afrique et de l’Indochine françaises de la CCI, circulaire no6, 5 novembre 1948, allocution d’Ernest Mercier, p.3.

  • [24]

    Nous pensons qu’il a été formé à l’Institut électronique de Nancy, fondé en 1900, devenu l’École nationale supérieure d’électricité et de mécanique de Nancy.

  • [25]

    Selon un article paru dans Les Nouvelles de Roumanie en mars 2015, Cotnareanu serait déjà un nom d’emprunt, inspiré par le vignoble de Cotnari en Roumanie. La famille serait en fait issue de la bourgeoisie juive roumaine et aurait initialement porté le patronyme de Katz. L’aîné des cinq garçons, Albert, est envoyé à New York, les deux suivants, Léon et Philippe, à Paris où Philippe Cotnareanu épousa la cantatrice française Marcelle Denya.

  • [26]

    New York Times, 7 novembre 1937, réception en présence de Paul Claudel, ancien ambassadeur de France aux États-Unis, du consul général de France à New York.

  • [27]

    On trouve d’utiles informations sur l’entreprise Coty aux États-Unis pendant la guerre et sa contribution à l’effort de guerre américain sur le site: https://cosmeticsandskin.com/companies/coty-1940.php.

  • [28]

    La notice nécrologique parue dans le New York Times, le 16 juin 1971, indique 1946 comme étant l’année de sa naturalisation, ce qui nous paraît tardif.

  • [29]

    Il publie en 1949 un ouvrage qui a un certain succès, The Economic Munich. The I.T.O Charter, inflation or liberty, the 1929 lesson, New York, Philosophical Library, 1949.

  • [30]

    https://www.cia.gov/library/readingroom/docs/CIA-RDP80B01676R003800150015-1.pdf. Le document permet de saisir la composition de la fondation pour l’année 1958. Le trésorier est à cette date Philip Cortney, les présidents honoraires respectivement Dwight Eisenhower et René Coty.

  • [31]

    ANMT, 98A/6, lettre de Cortney à Mercier, 16 septembre 1954. Commandeur de la Légion d’honneur, Cortney devint vice-président de la branche américaine de l’ordre. Il est par ailleurs un membre actif de la section américaine de la Société française des ingénieurs civils.

  • [32]

    Ibid., lettre de Cortney à Mercier, 8 mai 1953.

  • [33]

    Le nouveau nom des U.S. Associates of the ICC dès 1949.

  • [34]

    ANMT 98AQ/6, lettre de Cortney à Mercier, 25 août 1954.

  • [35]

    Ernest Mercier, L’Avenir du relèvement européen, brochure CCI, 1949. Mercier est à cette date président du Comité des affaires européennes de la Chambre.

  • [36]

    ANMT, 98AQ/6,lettre de Steel à Cortney, 20 septembre 1954, et lettre de Cortnay à Gutt, 25 août 1954. Sans en avoir la preuve, nous pensons que la mémoire de la guerre et du sort réservé aux Britanniques par les Japonais dans les colonies britanniques envahies est la raison première qui inspire ce commentaire.

  • [37]

    Ibid.

  • [38]

    Ibid., lettre de Cortney à Mercier, 2 septembre 1954.

  • [39]

    Le rôle du grand patronat colonial dans les organisations patronales nationales, internationales et européennes à l’heure des guerres d’indépendance et des indépendances est un thème abordé notamment par Catherine Hodeir dans son travail pionnier, Stratégie d’Empire. Le grand patronat colonial face à la décolonisation, Paris, Belin, 2003.

  • [40]

    Dominique Barjot, Christophe Réveillard (dir.), L’Américanisation de l’Europe occidentale au xxesiècle. Mythe et réalité, Paris, Presses de l’Université de Paris Sorbonne, 2002; Dominique Barjot (ed.), Catching up with America. Productivity Missions and the Diffusion of American Economic and Technological Influence after the Second World War, Paris, Presses de l’Université de Paris Sorbonne, 2002; Richard Kuisel, Le Miroir américain. 50 ans de regard français sur l’Amérique, Paris, Jean-Claude Lattès, 1996, pour la traduction française.

Assurer l’influence des milieux d’affaires français aux États-Unis au sortir de la guerre : Ernest Mercier et Philip Cortney, 1944-1955 (2024)

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